C’était fin 68.
Le Pays, repeint à neuf ou disloqué selon l’origine des commentaires, reprenait ses esprits. Etudiant en sciences économiques, je travaillais à l’Automobiliste, fondé par Adrien Maeght et l’avenir s’annonçait souriant. Ce jour-là, je venais de récupérer un projet d’affiche dans un bureau du 17ème arrondissement, et le document m’avait été transmis dans un immense carton à dessins qui ne s’avisait pas pratique dans les transports en commun à cette heure de pointe. Je pris une décision audacieuse : retourner rue du Bac en taxi depuis le quartier des Ternes. Le chauffeur était plutôt jovial et connaissait son boulot : parvenu à la place de la Concorde presque paralysée, il prit à droite une sorte de contre-allée qui nous fit passer devant le Crillon et rejoindre l’avenue Gabriel.
Devant le palace, et le plus tranquillement du monde, un chauffeur stylé passait avec application un chiffon sur la carrosserie noire immaculée d’une immense Rolls Phantom II immatriculée en Grande-Bretagne. Un sujet de sa gracieuse Majesté, vieux Lord, financier de la City ou Maharadjah en villégiature, rappelait donc les Français au savoir vivre...
- Ça a tout de même de l’allure! me dit le chauffeur.
Il ne pouvait pas imaginer à quel point j’étais d’accord… J’abondai :
- Oui, et d’ailleurs, si vous connaissiez la même dans une remise…
Il sourit, resta silencieux durant une minute, puis :
- La même, non… mais c’est presque mieux, et puis, il y en a deux !
Je sursautai, ne sachant si c’était du lard ou du cochon :
- Et… ça vous ennuierait de me dire où ?
Il me regarda dans son rétroviseur, comme font les chauffeurs de taxi :
- Oui… d’ailleurs elle ne sont pas à vendre !
Je m’interrogeai sur la conduite à tenir et sur l’authenticité des faits : "Peut-être mieux qu’une Rolls » réduisait beaucoup le champ des marques possibles !"
- Au moins pouvez-vous peut-être me dire de quelles voitures il s’agit ?
- Oui, ce sont des Hispano, elles sont chez moi… et il eut vers le rétroviseur un petit sourire.
Deux Hispano chez un chauffeur de taxi ! C’était un peu comme s’il venait de m’annoncer qu’il entretenait une écurie de chevaux de courses ou que son appartement était tapissé de tableaux de maîtres. Pourtant, à l’époque et en la matière, l’expérience m’avait déjà enseigné que rien n’était strictement impossible. Le plus probable était tout de même que j’avais affaire à un chauffeur mythomane, mais...
Parvenus rue du Bac, je refis une tentative, couronnée du même insuccès ; je lui laissai une carte au cas où il changerait d’avis, réglai, pris la note et descendis à regret avec mon grand carton à dessins, non sans noter mentalement l’immatriculation. Je me réveillais dans la nuit, repensais aux improbables Hispano et tentais de me remémorer le numéro de la voiture. Hélas, c’était très embrouillé et je m’insultais de ne pas l’avoir noté.
Le lendemain matin, je retrouvais la note dans la poche de ma veste, note sur laquelle figurait le numéro du taxi : comment n’y avais-je pas pensé ? A l’heure du déjeuner, je filais rue des Morillons, dans le bâtiment que se partagent astucieusement le service des objets trouvés et l’administration des taxis parisiens.
J’indiquais à une guichetière que j’avais laissé la veille un porte-documents dans une voiture dont j’avais la fiche ; elle me proposa d’en remplir une autre et m’expliqua qu’on allait lui en transmettre un double. L’issue de ma démarche devenait plus incertaine et même très aléatoire, mais surtout différée ! Je lui expliquais qu’il y avait un billet d’avion pour le lendemain… Devenue compatissante, elle s’absenta une minute et revint en me tendant un papier avec un nom et une adresse :
- Tentez votre chance, mais ça n’est pas moi qui vous l’ai donnée !
Le lendemain samedi, en début d’après-midi, j’étais sur place, boulevard Raspail à Gentilly, en très proche banlieue parisienne. L’adresse indiquée était une petite porte en fer qui jouxtait un immense portail aveugle, en tôle lui aussi, le tout permettant d’accéder à une propriété immense ceinte de hauts murs, dont je mis un petit quart d’heure à faire le tour et qui occupait plusieurs hectares (six, je le sus plus tard) à quelques centaines de mètres du périphérique parisien !
L’hypothèse de deux Hispano en ce lieu n’était pas totalement loufoque. A contrario, le fait que ce fut « chez » le chauffeur de taxi était un peu farfelu. Je m’en fus prendre un café au bistrot du coin, et j’appris sans trop de difficultés que la propriété en question appartenait à un Monsieur Debray, presque centenaire, et qui avait été en son temps un des gros transporteurs de la région parisienne, ce qui accréditait l’éventuelle présence des deux autos, mais toujours pas celle du chauffeur de taxi. Restait à trouver le moyen d’entrer dans la place !
Ce n’était pas le plus simple… Je demandais un annuaire et j’appelais du bistrot. Quelqu’un qui se présenta comme sa nièce m’informa que Monsieur Debray faisait sa sieste et qu’il était à son bureau chaque jour de 16 heures 30 à 18 heures 15.
Je tuais le temps en vadrouillant à pied et je rappelai un peu après 16 h 30. La voix calme du vieux Monsieur me répondit courtoisement et il me demanda posément quel était l’objet de mon appel :
- On m’a dit que vous vendiez une vieille voiture…
- Ah oui ! C’est une 5 chevaux Citroën ; mais elle n’est pas vaillante, vous savez ! Quand voulez-vous passer ?
J’étais redescendu de trois étages, mais c’était une occasion inespérée de valider le reste :
- Cet après-midi, si c’est possible ?
- Oui, mais alors avant 17 heures 30 !
- A tout de suite Monsieur.
Pour éviter de faire trop précipité, je perdis à nouveau un quart d’heure et je tirai la chaînette de la cloche…
Sa « nièce », la petite soixantaine, vint m’ouvrir et me pria de la suivre : j’étais attendu. Nous traversâmes une grande cour sur laquelle donnaient d’un côté les bureaux et de l’autre un hangar comme je les aime : il y avait là, alignés mais le nez contre le mur, quelques camions d’avant-guerre, des pièces variées d’autos et de camions, une 5 HP Citroën, et sous bâche et sur cales, effectivement une Hispano ! J’avais ralenti le pas et je faisais mentalement l’inventaire… mais, sauf le fait que c’était une berline H6B, je n’en savais pas beaucoup plus !
A SUIVRE….
L’avis des Petits Observateurs
2 commentaires au sujet de « Souvenirs d’Autos (382) : Une Hispano ou rien (EP 1/4) »
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Génial, j'attends la suite !
Chapitre 2 : Le mystère s'épaissit...
Vendredi 8 juillet 2022 à 12h53
Quel culot! Bravo, il en fallait pour réussir cette découverte. Je bave devant ces photos et attends la suite avec une grande impatience.
Vendredi 8 juillet 2022 à 15h11