Une rubrique pilotée par le Commandant Chatel. Ma mère, Jacqueline Monsigny, était née en 1931. Un an avant son décès en 2015, elle a eu la bonne idée d’écrire ses mémoires. Je vous en livre un extrait sur l’exode dans une belle auto. Pour la photo retrouvée dans les archives familiales, sincèrement je ne sais pas si la voiture est l’une des deux… Sans doute celle de gauche.
Souvenirs d’Autos (394) : L’exode en De Dion-Bouton
Écrit par
Thibaut Chatel (Commandant Chatel, Petites Observations Automobiles)
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Vendredi 11 novembre 2022
Écrit par
Thibaut Chatel Petites Observations Automobiles - Commandant Chatel
Alias "Commandant Chatel" de POA.
Quand je me retrouve avec des gens de mon âge – ceux ou celles qui avaient entre huit et dix ans lorsque la guerre a été déclarée – il arrive toujours un moment où nous finissons par évoquer l’exode.
Toutes les personnes de ma génération ont été marquées par ce départ massif des populations belges, hollandaises, et françaises en mai-juin 1940, lorsque l’armée allemande a envahi les Pays-Bas et la majorité du territoire français.
Huit à dix millions de civils se sont enfuis vers le sud de la France, pour échapper à l’ennemi. Dans des voitures pleines de monde et de bagages bouclés à la hâte, tous ces réfugiés – dont nous allions bientôt faire partie – eurent à subir le feu des Stukas et Messerschmitt, ces terribles avions allemands, tandis que le gouvernement de Paul Reynaud venait de quitter Paris pour aller s’installer à Bordeaux.
Alors que nous séjournions à Carentan, en Normandie, maman, ma sœur et moi, chez la tante Lécuyer, dans sa villa cossue dont le jardin était rempli de palmiers, les nouvelles n’étaient pas du tout encourageantes, c’est le moins que l’on puisse dire.
– Ma chère Noémi, s’écria un matin notre tante, tu dois, de toute urgence, mettre tes filles à l’abri ! L’heure est grave, les boches sont à nos portes !
– Vous avez raison… répondit ma mère, très inquiète pour son mari, dont elle était sans nouvelles depuis quinze jours. Mais comment vais-je prévenir Charles ? Il faut que je lui écrive, que je lui passe un coup de téléphone ! Est-ce que votre appareil fonctionne encore ?
– Bien sûr que non ! Pas plus que le courrier, ni rien ! Tant pis pour Charles, il comprendra ! Fuyez vers le sud !
– Mais comment ?
Frappée d’une inspiration subite, la tante s’écria :
– Je vous prête ma De Dion-Bouton ainsi que Firmin, mon chauffeur ! Dans une heure, je veux que vous soyez parties !
– Mais vous-même, Elisabeth, que ferez-vous ?
Levant les yeux au ciel, la tante Lécuyer, qui en avait vu d’autres, s’écria, un tantinet canaille, alors que le tout Carentan citait en exemple ses manières de grande dame :
– Haaaa ! Même si tous les boches doivent me passer sur le corps, je ne quitterai ni ma maison, ni mes palmiers ! Qu’ils carillonnent à ma porte ! Je les recevrai avec tous les honneurs dus à leur rang ! Un bon coup de pied au cul et vlan !
Devenue soudain très pragmatique, maman tapa dans ses mains :
– Allons, mes chéries ! Préparez vos affaires ! Vite ! Nous partons…
La tante Lécuyer nous réservait une surprise :
– Ah ! Au fait, Monsieur Paillardin, mon grand ami, le pharmacien de Cherbourg partira avec vous ! Il est terrifié par les boches, tout lui fait peur à ce pauvre homme !
Brusquement, les choses commencèrent à s’accélérer. On fit nos paquets, vite, vite, voici le chauffeur, le pharmacien, et puis on embrassa notre tante en la remerciant de son hospitalité.
Pour que nous ne comprenions pas ce qu’elles disaient, elles se mirent à parler anglais, détail qui attisa notre curiosité. En aparté, je demandai à ma sœur :
– Qu’est-ce qu’elles disent ?
– Elles discutent politique ! répondit Madeleine, pas mécontente de jouer les interprètes de la SDN (Société des Nations, ancêtre de l’ONU).
Visiblement affolé, le pharmacien de Cherbourg n’arrêtait pas de pousser de déchirants soupirs en se tordant les poignets :
– Je conseille à ces jeunes filles, murmura-t-il, de bien cacher leurs mains, sinon les ennemis les écraseront avec les pierres de la basilique ! Ils leur marcheront dessus !
Juste avant de monter en voiture, Maman nous attira à l’écart, ma sœur Madeleine et moi-même. Elle nous tint ce langage :
- Madeleine, Jacqueline, mes petites, dans les jours qui viennent nous allons nous retrouver probablement avec des gens que nous ne connaissons pas. Je ne veux pas entendre « Maman pipi » ou « Maman caca ». J’ai donc mis au point un code secret. Ce sera « plic » ou « ploc ». Plic pour pipi et ploc, vous avez compris. Les autres n’ont pas besoin de savoir ce que vous avez envie de faire !
C’est ainsi que dans notre famille, un peu en kit mais très unie, les expressions « plic » et « ploc » sont restées depuis l’Exode, grâce à l’idée farfelue, mais diablement efficace, de ma chère mère.
En voiture !
Firmin, très grand style, avec son uniforme et ses gants gris, prit le volant. Madeleine et moi, assises à l’arrière sur deux strapontins, faisions face à ma mère, toujours très élégante, bien que nous ne partions pas en week-end pour Deauville et à Monsieur Paillardin, qui avait le visage secoué de tics, et n’arrêtait pas de trembloter en répétant :
– Oh, c’est épouvantable ! C’est atroce ! C’est abominable ! Qu’allons-nous devenir ? Arriverons-nous à bon port ? D’ailleurs, je ne sais même pas où nous allons !
– Mais comment Monsieur Paillardin, répliqua maman avec superbe, ma Tante Lécuyer ne vous a rien dit ?
– Mais non, absolument rien !
– Nous allons passer quelques jours chez mon amie Yvonne Gauvreau, dans son château des Sables d’Olonne…
– Ah bon, c’est parfait !
Quelque peu rassuré par cette nouvelle, M. Paillardin le fut beaucoup moins lorsque, trois heures plus tard, il découvrit que la longue file d’automobilistes que formaient les « exodiens » que nous étions, servirait de cible aux Stukas, les avions de combat allemand, qui descendraient du ciel en piquant dans notre direction.
Interdiction formelle de rester en voiture ! Il fallait courir vers les fossés, têtes cachées entre les mains. De toutes parts, on entendait des cris retentir, et le bruit de ces machines volantes qui rasaient le sol était terrifiant. Pour la première fois, je me suis mise à claquer des dents, en me demandant si j’allais mourir à l’âge de neuf ans. Monsieur Paillardin, en état de choc, n’arrêtait pas de pousser de petits cris en geignant :
– Ooooh, mon Dieu ! Mon Dieu ! Nous allons finir en chair à pâté ! Les boches vont avoir notre peau ! Je ne reverrai jamais Cherbourg !
Exaspérée par les lamentations du pharmacien, maman s’écria :
– Arrêtez-de vous plaindre, c’est insupportable ! Songez à tous les malheureux qui sont partis se battre, alors que vous n’avez eu qu’à poser votre auguste postérieur sur les coussins de la De Dion-Bouton de Tante Lécuyer !
– Mais je… c’est parce que… enfin, je… je suis réformé…
– Raison de plus pour arrêter cette mélopée, espèce de planqué !
Après cette « douche froide », Monsieur Paillardin ne dit plus rien. N’osant pas bouger, il croisa les bras et fit semblant de dormir, et durant quatre cents kilomètres nous n’entendîmes plus le son de sa voix. Lorsque maman lui offrit de partager les mets délicieux préparés par notre tante, il refusa avec hauteur, comme si on venait de lui faire une proposition malhonnête.
Bien que ce « voyage » soit dans mon esprit très lointain, je me rappelle avec précision de l’interminable route que nous avons dû parcourir, d’autant plus qu’il faisait une chaleur suffocante et qu’il avait fallu fermer les fenêtres pour que les moustiques n’envahissent pas notre voiture.
Afin de calmer notre impatience, maman n’arrêtait pas de répéter :
– Mon amie Yvonne a le plus beau château des Sables d’Olonne ! Nous y serons à l’abri et nous pourrons dormir ! Après, j’essaierai d’envoyer un télégramme à votre père… le pauvre homme doit être affolé. Il doit penser que nous avons été zigouillées par les boches !
Tout en étant l’incarnation de la gaieté, ma mère avait l’habitude d’égrener ce genre de formules, que Madeleine et moi trouvions aussi inquiétantes que jubilatoires.
Vers cinq heures du matin, nous arrivâmes, complètement hagardes aux Sables d’Olonne. Là-bas, nous eûmes la pénible surprise de découvrir dans l’immense salon de Mme Gauvreau, une centaine de réfugiés, allongés sous des couvertures de fortune. Dans les étages, c’était la même chose, il y avait du monde partout !
Navrée de ne pouvoir nous accueillir, Yvonne Gauvreau décida que nous irions passer quelques jours dans un couvent, où grâce à l’abbé Dubreuil, une chambre nous serait gracieusement offerte. Toujours aussi peu disert, M. Paillardin nous faussa compagnie, je ne sais plus sous quel prétexte. Quant au chauffeur, il préféra dormir sur la banquette arrière de la de Dion-Bouton.
Malgré cette installation précaire, nous étions heureuses, ma sœur et moi de passer quelques jours dans ce couvent, où beaucoup d’autres enfants avaient trouvé refuge.
Préoccupée de laisser son mari, sans lui avoir donné la moindre nouvelle, maman eut une idée de génie. Étant à peu près certaine que notre père trouverait le moyen de se rendre à Carentan, où la tante Lécuyer lui raconterait notre départ en catastrophe pour les Sables d’Olonne, maman imagina qu’il irait certainement faire quelques repérages sur l’une ou l’autre des plages où nous étions allées. Certes, le pari était audacieux, mais nous obéîmes à maman, et toutes les trois, sans oublier le chauffeur, nous avons arpenté la plage dans tous les sens, en guettant le haut des dunes…
Soudain, pointant le doigt vers un homme à barbe blonde, vêtu d’un costume Prince de Galles, j’ai crié :
– Papa !
Aussi incroyable que cela puisse paraître, c’était lui ! Nous avons couru l’embrasser en poussant des cris de joie. Ce fut pourtant de courte durée. Au sommet de la digue surplombant la plage, des soldats allemands en armes surgirent. Mon père les fixa et pour la première fois de ma vie, j’ai vu Charles Rollet se mettre à pleurer.
Il nous fit signe de se placer derrière lui. Pensait-il que les nazis allaient tirer ? Je l’ignore. En tout cas, cette situation dura fort longtemps avant qu’une voix avec un fort accent allemand résonne dans un haut-parleur :
- L’armée allemande ne vous veut aucun mal. Rentrez chez vous !
J’ignore si, par la suite, mon père fit des reproches à maman de nous avoir entraînées, sans le prévenir, dans cette folie qu’était l’exode, mais je n’en ai jamais entendu parler. En revanche, sur la route du retour dans sa Traction Avant (Firmin était reparti de son côté avec la De Dion-Bouton), mon père répétait sans cesse : « Nous en 14-18, on ne les a pas laissés passer ! ».
Cette rubrique est aussi la vôtre !
Faites comme Commandant Chatel et racontez vos anecdotes au Commandant Chatel par mail (thibautchatel@icloud.com), il se chargera de les publier. N’oubliez pas que pour « Souvenirs d’Autos » nous cherchons de l’anecdote, de l’humain, de l’humour, de l’émotion.
On oublie un peu l’arbre à came et le Weber double-corps… Et si possible, joignez à votre histoire des photos…. On adore ça chez POA !
Merci.
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5 commentaires au sujet de « Souvenirs d’Autos (394) : L’exode en De Dion-Bouton »
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Très beau texte, très belles mémoires.
Vendredi 11 novembre 2022 à 10h14
En réponse à Nabu C
Merci.
Lundi 14 novembre 2022 à 07h35
Souvenirs tout à fait exceptionnels. Merci commandant
Vendredi 11 novembre 2022 à 14h09
En réponse à Chapman L
merci.
Lundi 14 novembre 2022 à 07h35
Merci Commandant pour ces émouvants souvenirs, quelle belle famille!
Mercredi 16 novembre 2022 à 13h03